C’est la première question à laquelle je réponds dans les quatre premières pages du livre.

 

 

Mohamed Zitouni

L’idée de me mettre à l’écriture repose en fait sur une promesse faite à mes enfants, nés tous les deux à Lyon, Jamila en 1979, Malik en 1982. J’ai toujours pris du plaisir à leur raconter depuis leur plus tendre enfance des histoires qui ont jalonné la mienne passée en Algérie. Ils étaient persuadés que ces histoires, je les inventais au fur et à mesure que je les débitais, que le décor de chacune d’elles empruntait à celui des Mille et une nuits, et que toutes baignaient forcément dans le seul imaginaire de leur père. Il faut dire que dans chacune des fresques qui me servaient de fond de scène pour dérouler l’histoire que je racontais, j’y implantais volontairement un bout d’Orient en invitant çà et là un turban, une djellaba, des babouches, pour rendre les décors plus attrayants, plus vrais.

Il arrivait aussi qu’au milieu de ces histoires venaient se greffer un peu de misère, un peu de froid, la guerre, le dénuement, car nous étions alors en pleine guerre d’indépendance de l’Algérie. J’avais trois ans quand elle débuta et dix, presque onze, quand elle prit fin, des années difficiles lestées d’une pauvreté que nous, enfants à cette époque, ne ressentions pas particulièrement parce que contenue par l’orgueil de nos parents qui eux, ne se plaignaient jamais. Le seul décor de nos « chez-nous » reflétait à lui seul notre baromètre social : des logements exigus, des sols en terre, des plafonds bas, des murs décrépis, pas de fenêtres, pas de rideaux, pas de chauffage, manque de tout, juste un coin aménagé pour dormir à même le sol et un autre pour cuisiner.

Mais les enfants, aussi paradoxal que cela paraisse, n’étaient pas particulièrement malheureux en ces temps-là. Bien que victimes de la pauvreté et de la guerre, nous jouissions aussi de liberté, une liberté réservée il est vrai, aux enfants seulement. On riait la plupart du temps et jamais je n’ai autant ri que quand j’étais enfant. Une simple histoire montée avec peu de mots et de grimaces suffisait à nous faire rire toute une journée. Pas besoin non plus de lire des histoires rigolotes pour enfants le soir avant de dormir ou d’aller au cirque pour voir un clown, tous les personnages drôles et déjantés se produisant dans la rue, sous nos yeux : les intrigants, les fous, les voyous, les charlatans, les voleurs, les arnaqueurs. Tous jouaient au quotidien des morceaux de leur propre vie, et nous étions là, nous les enfants, installés aux premières loges pour assister à leurs spectacles, des spectacles que je raconte aussi dans ce livre.

En racontant ces souvenirs qui puisent leur source dans un « vécu vrai », souvent âpre et émouvant, parfois gai et bienheureux, je me suis obligé dans ce livre à leur désigner une sortie honorable, avec l’affection et la déférence que chacun d’entre eux était en droit d’attendre de moi.

Écrire ce livre, c’est aussi un cadeau que j’offre à mes petits-enfants, Loucas, né à Munich en 2010 et Théo, né à Aix-en-Provence en 2017. Peut-être que d’autres petits-enfants viendront plus tard et peut-être aussi que je ne serai plus là pour répondre à leurs questions. Mais le livre lui, sera là, immanquablement. Il leur racontera aussi que leur papi Mohamed était venu d’Algérie en 1972, alors âgé de 20 ans, pour suivre des études en France, qu’il avait rencontré leur mamie Annick, originaire de Roanne, sur un campus universitaire lyonnais en 1975 et que leur idylle amoureuse n’avait jamais cessé.

 

Une autre raison d’écrire ce livre

 

Une autre raison d’écrire ce livre, c’est celle de contribuer aussi à la sauvegarde des mémoires de cette époque, celles de mes parents, de ma famille, mes amis, mes voisins, les anciens, ceux qui sont restés en Algérie, ceux qui sont partis, ceux dont on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. Même en guenilles et terriblement compressés dans cet étau colonial qui n’en finissait plus, ils continuaient de dissimuler leur permanente humiliation pour garder intactes leur fierté et leur dignité. Je tente modestement, à travers ce livre, d’éclairer une partie de leur vie, fût- elle infime et sans éclat, pour ne pas qu’ils subissent « l’effacement », eux aussi.

Dorothée-Myriam Kellou, écrivaine et réalisatrice française, donne à ce mot dans Algérie coloniale. Le silence de nos pères, une explication gorgée de sens : « Effacement est le mot qui me vient à l’esprit quand on me demande de parler de l’Algérie. Je ne suis pas la seule. Ils sont nombreux comme moi, en France, ailleurs dans le monde, à s’interroger sur leur histoire, celle de leur père, de leur mère, de leurs parents, anciens colonisés. Ils sont nombreux à s’interroger et à faire face à un vide ». Puisse alors, de mon côté, cette goutte d’eau rejoindre les autres gouttes et puisse ce vide mémoriel être comblé au fil du temps.

 

Raconter une enfance « compliquée » est bien sûr une épreuve difficile et douloureuse, mais s’abstenir de la raconter n’est-il pas plus difficile et plus douloureux encore ?

 

Mohamed Zitouni Le Gamin de la Monge

Après avoir vécu à Lyon, Montréal, Paris, puis Aix-en-Provence, nous coulons aujourd’hui, Annick et moi, une retraite paisible et heureuse à Coudoux, un village provençal sans prétention aucune et surtout un lieu de vie attachant, où nous nous sommes installés depuis une vingtaine d’années déjà. Sans prétention parce qu’éloigné de Marseille et d’Aix-en- Provence, juste suffisamment pour ne pas trop recevoir sur la tête les débris des débats politiques régionaux et nationaux que l’on sait inflammables et médiatisés à l’excès. Et attachant parce que les gens qui y vivent sont pour la plupart des personnes serviables, affables, avenantes. De quoi réunir en somme tous les assaisonnements d’une douceur de vivre gourmande et harmonieuse.

Rajouter à cela des voisins merveilleux et la proximité géographique de nos enfants et petits-enfants.

 

Que du bonheur !

 

Je vous souhaite une bonne et agréable lecture de ce livre en espérant vous croiser un jour dans les rues de ce beau et sympathique havre de paix.

 

En toute amitié.

Mohamed Zitouni

 

[1] Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de la France coloniale : www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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